[n° ou bulletin] est un bulletin de / Alexandre Lacroix (2011)Titre : | N°154 - Novembre 2021 - Ma liberté est-elle négociable ? | Type de document : | texte imprimé | Année de publication : | 2021 | Importance : | 98 p. | Présentation : | ill. en coul. | Format : | 29 cm | Langues : | Français (fre) | Catégories : | Philosophie
| Tags : | liberté | Index. décimale : | 17 Morale. Éthique. Philosophie pratique | Résumé : | Depuis le début de la crise sanitaire et jusqu’à l’instauration du passe sanitaire, les événements nous ont poussés à nous intéresser de près à nos libertés. C’est qu’en principe la grande idée de liberté est intouchable. Et pourtant, dans la vie courante, nous sommes sans cesse en train de faire des compromis, avec nous-mêmes ou avec les autres. Comment arbitrer entre les droits individuels et le bien-être collectif ? Existe-t-il en la matière un domaine « non négociable » ?
(Philomag) | Note de contenu : | ÉDITO
Article 3 min
Voilà que les barreaux de la cage sont en moi !
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
Selon un cadre de pensée classique forgé au début de la Modernité, notamment par le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), le problème de la liberté s’énoncerait en ces termes : j’ai en moi un désir ou une volonté immense, qui ne demande qu’à poursuivre indéfiniment sa cour..
VOS QUESTIONS
Article 2 min
“Qu’est-ce qui distingue l’amour de l’amitié ?”
Charles Pépin 28 octobre 2021
Question de Martine Payot
“Qu’est-ce qui distingue l’amour de l’amitié ?”
REPÉRAGES
Article 1 min
Un robot suicidaire ?
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Présenté au public le 28 septembre, Astro, le nouveau robot d’Amazon, passe au premier abord pour un compagnon de vie idéal : doté d’une « véritable personnalité », serviable, obéissant, il répondra par simple commande vocale à toutes les demandes des férus de technologie..
Un robot suicidaire ?
Article 1 min
“Magie”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
“Lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition, c’est pour ton pays, c’est pour la magie” Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, le 7 octobre 2021 “La magie est exactement le contrair..
Article 1 min
“Solarpunk”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Crise écologique, effondrement, catastrophes : notre façon de nous projeter dans le futur est hantée par des visions de fin du monde. Même chez ceux qui envisagent, par un changement radical de nos modes de vie, l’évitement de la tragédie environnementale, l’horizon fait de décroissance..
“Solarpunk”
Article 1 min
“216 000”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
C’est, selon le rapport Sauvé paru en octobre 2021, le nombre de mineurs qui auraient été victimes d’agressions sexuelles commises par un membre du clergé catholique entre 1950 et 2020. « L’Église est, après les cercles familiaux ou amicaux, le milieu où la prévalence des agressi..
Article 2 min
“Croissance grise” : le défi du vieillissement
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Part des plus de 65 ans dans la population mondiale 700 millions de personnes en 2020, soit 9,3 % 1,5 milliard de personnes en 2050, soit 15,9 % Nombre de centenaires dans le monde 150 000 en 2000 573 000 en 2020 46 % en Asie 22 % en Europe 18 % aux États-..
PERSPECTIVES
Article 3 min
Éric Zemmour : l’assimilation à coup de marteau
Michel Eltchaninoff 28 octobre 2021
Quelle est la doctrine politique du polémiste ? Un assimilationnisme intégral, qui vise à supprimer toute trace d’altérité chez les personnes d’origine étrangère. Fantasme ou racisme déguisé ? Sans doute les deux.
Éric Zemmour : l’assimilation à coup de marteau
Article 3 min
La pénurie est-elle mère du désir ?
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Alors que l’activité reprend, le recentrement de la Chine sur son marché intérieur et la hausse subite de la demande dans certains secteurs nous confrontent à un phénomène qui déjoue nos modèles économiques fondés sur la croissance : la pénurie. Occasion de développer notre avidité ou notre sobriété ?
La pénurie est-elle mère du désir ?
Article 3 min
Peter Boghossian : “La culture ‘woke’ refuse le débat au nom d’une vérité morale indéniable”
Pierre Terraz 28 octobre 2021
Ancien professeur de philosophie à l’université d’État de Portland (Oregon), Peter Boghossian a démissionné de ses fonctions en septembre dernier, dénonçant le virage idéologique que prend le monde universitaire américain. Il s’en explique.
Peter Boghossian : “La culture ‘woke’ refuse le débat au nom d’une vérité morale indéniable”
Article 2 min
Les réseaux de tous les complots
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
La commission « Les Lumières à l’ère du numérique » veut aider la démocratie à se défendre contre les complotismes à l’ère des réseaux sociaux. Est-ce à une commission, voulue par Emmanuel Macron, d’« éclairer » les foules numériques ? Nous avons posé la question à celui qui la dirige, Gérald Bronner.
Gérald Bronner : “Je ne dirige pas un ‘ministère de la Vérité’ !”
AU FIL D’UNE IDÉE
Article 2 min
Portés disparus
Sven Ortoli 28 octobre 2021
En France, plus de 60 000 personnes, dont 80 % de mineurs, disparaissent chaque année. Parmi les 51 287 signalements de disparitions de mineurs français effectués en 2019, 97 % étaient relatifs à des fugues. 1/3 des enfants qui fuguent son..
Portés disparus
ETHNOMYTHOLOGIES
Article 3 min
Perles pour homme. Gouttelettes de vie
Tobie Nathan 28 octobre 2021
Les mâles sortent de leur coquille ! On ne compte plus les stars masculines qui arborent des parures de perles. Est-ce le signe de l’émergence de la fluidité des genres ou un nouvel avatar de l’éternelle guerre des sexes ?
Perles pour homme. Gouttelettes de vie
REPORTAGE
Article 24 min
Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos
Corinne Morel Darleux 28 octobre 2021
Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui y a séjourné.
Au Rojava, l'irruption d’une utopie en plein chaos
MOTIFS CACHÉS
Article 3 min
Magie blanche, magie noire
Isabelle Sorente 28 octobre 2021
« T’es la meilleure, ma chérie ! », « T’es vraiment qu’une grosse nulle ! »… La bonne vieille méthode Coué fonctionne toujours, en bien comme en mal. Mais est-elle en train de se réinventer sous l’influence de sombres enchantements numériques ?
Magie blanche, magie noire
DOSSIER
5 articles
Ma liberté est-elle négociable ?
Publié le 28 octobre 2021
Nul n’apprécie qu’on vienne limiter son champ d’action ou lui imposer des contraintes, et l’instauration du passe sanitaire l’a bien montré. Mais il suffit que mon voisin écoute de la musique à tue-tête pour que je souhaite que sa liberté soit bornée. Comment rendre compatibles entre elles les libertés individuelles ? Suffit-il vraiment de rappeler le dicton « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » ? > Le philosophe utilitariste anglais John Stuart Mill (1806-1873) a proposé un autre principe pour circonscrire les libertés : j’ai le droit de faire toutes les folies que je veux, d’adopter une conduite que les autres jugent bizarre, voire inacceptable, tant que je ne nuis pas à autrui. Ce critère permet-il de définir plus précisément l’étendue du possible en démocratie ? > Plus près de nous, le philosophe américain Joel Feinberg (1926-2004) s’est intéressé aux comportements injurieux ou très dérangeants, sans qu’il y ait néanmoins préjudice. Au-delà de la nuisance, il s’est penché sur le registre de l’offense, comme le montre sa célèbre expérience de pensée du « trajet de bus ». À tester ! > Ne pas retourner au bureau, refuser le passe sanitaire ou le schéma de la fidélité en couple, ne plus prendre l’avion, porter le voile : nos cinq témoins ont décidé de défendre farouchement l’une de leurs libertés. Leurs trajectoires de vie sont commentées par la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. > Sur la politique sanitaire, le blasphème et l’affaire Mila, ou encore le slogan « Libertés chéries » choisi par le Rassemblement national en campagne, nous avons invité les philosophes Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à débattre. Le premier considère que le noyau dur réside dans la possibilité offerte à chacun de se mettre en retrait ou d’assumer les conséquences de ses choix, tandis que le second lui répond que la liberté est produite par l’état de droit et les institutions. Un duel entre libéralisme et républicanisme.
Illustration : © StudioPhilo
Article 6 min
Jusqu’où aller trop loin ?
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
La liberté illimitée n’est qu’une vue de l’esprit, car nul ne vit seul sur une île, et chacun doit composer avec les autres. Mais comment tracer la frontière : en respectant une règle abstraite ou en négociant pied à pied ?
Jusqu’où aller trop loin ?
Article 11 min
“Ne pas nuire à autrui !” Quand John Stuart Mill borne la liberté
Martin Legros 28 octobre 2021
Au XIXe siècle, ce philosophe révolutionne le sens que l’on donne à la liberté… en lui fixant une limite : chacun peut faire tout ce qu’il veut à condition de ne pas nuire à autrui. Une éthique minimale, comme le prétendent certains libéraux et autres réfractaires à tout contrôle ? En réalité, pour Mill, la liberté n’est pas une « propriété » de l’individu mais une invitation à renforcer nos liens.
“Ne pas nuire à autrui !” Quand John Stuart Mill borne la liberté
Article 6 min
Le bus, c’est l’enfer !
Martin Legros 28 octobre 2021
Vous êtes assis dans les transports en commun, la sonnerie du téléphone d’un individu installé à proximité résonne, et celui-ci entame une conversation interminable, sans aucune considération pour son entourage. Que faire ? Prendre sur soi ? Ou rappeler à l’ordre ce malappris ? Réponse avec une expérience de pensée imaginée par le philosophe américain Joel Feinberg.
Le bus, c’est l’enfer !
Article 16 min
Expériences limite
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Au regard de nos convictions et des impératifs de la vie commune, quelles bornes poser à l’exercice de nos libertés ? Cinq témoins nous font part de leur vécu, qu’éclaire de son regard philosophique la psychanalyste Cynthia Fleury.
Expériences limite
Dialogue 14 min
Gaspard Kœnig-Raphaël Enthoven. Sans interdit ?
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
Tous deux se voient en défenseurs de la liberté. Mais l’un le fait en mobilisant la tradition libérale anglo-saxonne, l’autre l’héritage d’Alexis de Tocqueville et les valeurs de la République. Ces points de vue différents amènent Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à s’opposer tant sur le passe sanitaire que sur l’« affaire Mila », ou sur le risque de l’émergence d’une dictature numérique.
Gaspard Kœnig-Raphaël Enthoven. Sans interdit ?
ENTRETIEN
Entretien 18 min
Augustin Berque : “Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle”
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Avec ce géographe venu à la philosophie « par accident », la pensée prend le goût des grands espaces. Son amour pour le Japon a amené cet insatiable explorateur de concepts à s’affranchir de la logique cartésienne pour mieux comprendre comment habiter la Terre. Une rencontre placée sous le signe du gai savoir.
Augustin Berque : “Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle”
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
4 articles
“Discours de la méthode” : la révolution Descartes
Publié le 28 octobre 2021
En publiant son bref essai, René Descartes a bouleversé notre conception du monde et de nous-mêmes. Comment un ancien soldat rêvant auprès d’un poêle est-il parvenu à refonder l’ensemble du savoir de son temps ? En doutant de tout… Sauf de son existence. Un choc dont nous ressentons encore les secousses, pour le meilleur comme pour le pire.
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Article 11 min
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
En publiant son bref essai, René Descartes a bouleversé notre conception du monde et de nous-mêmes. Comment un ancien soldat rêvant auprès d’un poêle est-il parvenu à refonder l’ensemble du savoir de son temps ? En doutant de tout… Sauf de son existence. Un choc dont nous ressentons encore les secousses, pour le meilleur comme pour le pire.
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Article 2 min
La méthode en un coup d’œil
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Pour mieux comprendre le projet révolutionnaire de Descartes, un bon résumé vaut parfois mieux qu’un long discours – fût-il « de la méthode » !
Article 2 min
Descartes, un homme de lettres
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Descartes est également l’auteur d’une abondante correspondance qu’il a entretenue toute sa vie avec quelques interlocuteurs susceptibles de discuter des problèmes mathématiques et philosophiques les plus ardus. Le père Mersenne (1588-1648), mathématicien et physicien spécialiste d’acoustique, est l’un d’eux. Le philosophe lui expose ici sa démarche – et ses doutes – au moment d’écrire le Discours de la méthode.
Article 5 min
Marie-Frédérique Pellegrin : sommes-nous encore cartésiens ?
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Quel est l’héritage aujourd’hui du Discours de la méthode ? Réponses avec la spécialiste des Descartes, Marie-Frédérique Pellegrin.
BOÎTE À OUTILS
Article 2 min
Pourquoi aimons-nous les feux de cheminée ?
Nicolas Tenaillon 28 octobre 2021
Rien de plus agréable, alors que les températures baissent. Mais d’où vient notre goût pour ce spectacle tout feu tout flamme ? Quatre philosophes jouent les hommes au foyer pour vous répondre.
Pourquoi aimons-nous les feux de cheminée ?
Article 1 min
Hwabyeong 화병
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Langue d’origine : coréen
Article 2 min
“Mort”
Antony Chanthanakone 28 octobre 2021
Cinq philosophes entonnent une marche funèbre.
LIVRES
Article 2 min
Pendant que j’y pense/Novembre 2021
Catherine Portevin 28 octobre 2021
Elle ne l’a pas vu venir, mais ça va couper sa vie en deux. En un éclair, le 16 août 2015, sous un ciel pourtant serein, Helena a pris la foudre. Elle a survécu à la décharge. On appelle « fulgurés » ceux qui vivent, « foudroyés » ceux qui meurent. De l’histo..
Pendant que j’y pense/Novembre 2021
Livre
Kwame Anthony Appiah
Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent
Publié le 25 octobre 2021
La traduction de cet ouvrage, qui a connu un grand retentissement à sa parution en 2018 aux États-Unis, était attendue. Philosophe américain, professeur à Princeton, Kwame Anthony Appiah a 67 ans. Né d’un père ghanéen et d’une mère anglaise, homosexuel, il ne craint pas de mettre en jeu ses propres chemins identitaires pour défendre l’identité, indispensable à notre existence sociale, contre ses usages sclérosés qui enflamment les débats d’aujourd’hui. Une exigeante mission qui a la particularité de s’incarner ici dans des exemples concrets : récits personnels, historiques, de fiction, etc. D’où un côté légèrement digressif de l’ouvrage, qui doit autant à son objet mouvant qu’au souci d’Appiah de le mettre en situation afin de l’arracher à l’abstraction qui, toujours, le guette. Cette mise en situation, le philosophe la développe sur les six « marqueurs » d’identités sociales : sexe et genre, croyance, citoyenneté, couleur de peau ou race, classe, culture. Chaque fois, il montre la consistance et l’efficience sociale de ces identités, puisqu’elles nous orientent dans ce que nous faisons, avec qui, et comment l’on nous considère. Ceci tout en étant en elles-mêmes, fondamentalement, mensongères (d’où le sous-titre de l’ouvrage). Le mot « identité » lui-même (du latin idem, « même ») appliqué à la sphère sociale est ambigu : les membres d’un groupe réunis par un trait identitaire ne sont précisément pas les mêmes. C’est pourquoi il est non pertinent de parler « en tant que » Noir ou homme, cette caractéristique ne suffisant jamais à ramasser les expériences subjectives de tous les Noirs et de tous les hommes, dont je ne peux de fait prétendre être un porte-parole. Ce « mensonge » étant posé, les identités sont des « biens sociaux » qui confèrent un moteur et du sens à des projets. Et qui peuvent être davantage sources d’harmonie que de conflits. Mais il s’agit de les regarder pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire toujours le fruit, jamais définitif, d’une histoire et de récits. C’est ainsi que se reconfigurent et se complexifient les identités : « Sans la refonte du genre qui nous a de plus en plus libérés des vieux schémas patriarcaux, je n’aurais pas vécu ma vie d’homme homosexuel, marié à un autre homme, avec qui j’ai fait ma vie, en public et en privé », explique d’ailleurs Appiah. Cette vie-là a été rendue possible par la lutte d’individus qui, avant lui, ont pris à bras-le-corps la question identitaire et revendiqué des droits, de l’équité et de la reconnaissance pour ce qu’ils étaient en en dessinant eux-mêmes les contours. Car, insiste l’auteur, « le problème, ce ne sont pas les murailles en tant que telles, mais les murailles qui nous encerclent ; les murailles à la conception desquelles nous n’avons pas participé ». Cependant, l’entreprise n’est ni aisée ni sans risque, comme le montrent les trois derniers chapitres, consacrés aux identités de race, de classe et de culture, qui abordent plus frontalement – mais avec un sens aiguisé de la nuance – les égarements de la question identitaire, notamment sur les campus américains. Appiah met, par exemple, en cause la surutilisation du concept d’« appropriation culturelle », en discutant le dévoiement de la question de la propriété associée à la culture, ce qui revient à assimiler, dans un réflexe quasi néolibéral, la culture à un brevet exclusif. Toute culture se constitue de brassages et d’emprunts, rappelle-t-il. L’enjeu, aujourd’hui, est justement d’élargir les identités, de renouveler sans cesse les récits qui les accompagnent dans l’horizon d’un cosmopolitisme. Celui-ci, conclut Appiah, « n’est plus un luxe ; c’est devenu une nécessité » à l’heure où le changement climatique nous ramène à une identité commune : l’humanité.
Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent
Livre
Alexis Lavis
L’Imprévu
Publié le 25 octobre 2021
Agenda électronique connecté, to-do list griffonnée sur un bout de papier, week planner, etc., les techniques de planification du quotidien n’ont jamais eu autant la cote. Comme le remarque Alexis Lavis, le phénomène banal de l’imprévu est tellement traqué qu’il finit par relever du « défaut », de la « faillite », voire de « la faute ». Derrière la fausse neutralité du mot « imprévu » se cache en effet une forme de condamnation. L’imprévu, même s’il n’est pas dramatique, est donc souvent annoncé comme « regrettable » : il est l’événement venu se placer sur ma route, contrariant mes projets, quand ce n’est pas le cours entier de mon existence. Si l’imprévu nous contrarie autant, c’est parce qu’il risque de déclencher deux autres phénomènes : l’« emballement », quand tout s’enchaîne, et l’« effondrement », quand tout s’écroule. Dans les deux cas, nos repères les plus solides volent en éclats, comme a pu le montrer cette pandémie. Dès lors, difficile de blâmer ceux qui essaient de conjurer cet « émissaire du malheur », à coups de tableaux Excel et de programmations sur le long terme. Mais est-ce la bonne méthode à adopter ? Spécialiste de la pensée chinoise et enseignant à l’université Renmin de Pékin, Alexis Lavis puise dans la tradition confucéenne et taoïste pour montrer que la « posture de planificateur » est loin d’être la seule voie possible, ni la plus efficace. « Ceux qui veulent prendre le contrôle des choses et agir sur elles échoueront », annonce ainsi Laozi au Ve siècle av. J.-C. Ce n’est pas en prévoyant plus qu’on réussit à conjurer l’imprévu. Le Dào, que l’auteur traduit par « pensée du cheminement », nous invite donc à renoncer à cette volonté de contrôler le cours de choses. Que faire dans ce cas ? Tenter de laisser faire. Cette option proche de la philosophie de Merleau-Ponty passe par une posture corporelle plus qu’intellectuelle, que l’auteur appelle « la sise » et qui est une certaine manière de se tenir sur ses appuis tout en étant ouvert au monde. Chez un cavalier, la « sise » est ainsi la bonne « assiette » : l’art d’être stable et souple, d’accompagner le cheval sans le contrôler et léger face aux imprévus. Au lieu de céder à (l’irritant) « lâcher prise » : tentez donc plutôt de trouver votre sise !
L’Imprévu
Livre
Jürgen Habermas
Une histoire de la philosophie, t. 1
Publié le 25 octobre 2021
Ce n’est pas sans une légère appréhension que l’on se prépare à ouvrir le tout dernier ouvrage de Jürgen Habermas. Le philosophe allemand le plus important de sa génération, qui a renouvelé la pensée politique européenne après le nazisme, nous gratifie ici de huit cent cinquante pages, dont cinquante de notes (et ce n’est que le premier volume d’une odyssée dont nous ne connaîtrons pas, pour l’heure, la conclusion !). Au premier coup d’œil, les interminables paragraphes, qui courent sur plusieurs pages, ont quelque chose de décourageant. Le thème même – « une histoire de la philosophie », véritable figure imposée pour les philosophes –, ne suscite pas immédiatement l’enthousiasme. Pourquoi donc Habermas, né en 1929, s’est-il lancé dans cette entreprise vertigineuse ? Peut-être parce que, fidèle à l’approche communicationnelle qui a fait sa renommée et par laquelle il a remis la rationalité de la parole et l’éthique de la discussion au cœur du consensus démocratique, il est conscient que les termes mêmes que mobilise sa pensée – raison, liberté, discussion – ne peuvent se comprendre indépendamment de leur histoire mouvementée, faite d’emprunts et de controverses. L’histoire proposée par Habermas est une histoire habermassienne. C’est peut-être cette revendication de partialité – cette volonté de raconter seulement « une histoire » – qui incite, d’abord, à plonger dans ce grand voyage dans le temps. Habermas ne dira pas tout de cette histoire. Sa somme n’est pas un exercice d’érudition. Le récit n’a d’ailleurs rien de linéaire : les références, les époques, les géographies ne cessent de se mêler. Le philosophe interroge l’aventure de la pensée à la lumière d’une question précise, délimitée : les rapports ambivalents de la foi et du savoir. L’histoire de Habermas est orientée, scénarisée. Elle avance dans une certaine direction. Vers où ? Vers une scission abyssale, radicale, de la foi et du savoir. Nous sommes devenus incapables de penser en dehors de cette opposition tranchée. Elle n’a pourtant pas été toujours si évidente. Fidèle à un « concept compréhensif de la raison », Habermas déploie, au fil des pages, la « généalogie » de ce divorce propre à l’époque « post-métaphysique » de la modernité, divorce qui n’aura vraiment lieu… que dans le second tome. Car, pour Habermas, cette disjonction s’enracine dans un moment préalable de réunion, sur lequel se concentre le présent volume : « la symbiose de la foi et du savoir dans le platonisme chrétien », au sein du monde romain. Cette symbiose ne s’est pas faite sans heurts. Mais ces heurts ne se réduisent pas à l’opposition schématique entre foi et savoir. Ils tiennent à la rencontre de deux singularités, deux « images du monde » nées lors de la « période axiale ». Habermas emprunte l’expression au philosophe Karl Jaspers (1883-1969) pour désigner l’époque décisive où, en l’espace de quelques siècles, apparaissent la pensée grecque, le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme, le zoroastrisme et le monothéisme. Soit autant de réponses différentes à un même enjeu : « Les civilisations qui se comprenaient jusqu’alors de façon mythologique se retrouvèrent dans l’obligation, suite à l’accroissement d’un état de connaissance différencié », d’opérer une « moralisation du sacré », de faire « éclater le cadre catégoriel de la pensée […] magique ». Ce qui s’est ensuite joué à Rome, c’est l’entrelacs de deux de ces réponses, en dépit de leur opposition profonde : le christianisme, fondé sur l’idée du « Dieu intervenant dans l’histoire », sur la possibilité d’un « nouveau commencement », et la philosophie grecque, organisée autour d’un « cosmos reposant de toute éternité en lui-même ». Les effets de cette rencontre ont été considérables : « Alors que les Pères de l’Église avaient appris à se projeter dans l’univers de la pensée hellénistique, […] le monde antique, lui, n’a pour l’essentiel pas souhaité se confronter à l’inédit de la pensée judéo-chrétienne. » Son refus a conduit à sa propre extinction : « La forme originelle du monde spirituel antique [a] disparu. » La philosophie n’a continué à vivre qu’au sein du christianisme romanisé. Le partage, tardif, de la foi et du savoir doit se comprendre depuis cette symbiose. Lentement, l’Occident assiste à une répartition des tâches entre théologiens et philosophes d’un nouveau genre. Ces derniers l’ont en un sens emporté avec la modernité ; mais les concepts qu’ils ont fait triompher restent fondamentalement « issus des traditions religieuses ». L’exploration de cet héritage pose à nouveaux frais la question de « ce que la philosophie peut et doit se croire capable de faire » à l’âge post-métaphysique. Réponse dans le second volume !
Une histoire de la philosophie, t. 1
Livre
Steven Pinker
Rationalité
Publié le 25 octobre 2021
Mais qu’est-ce qu’elle nous a fait pour que nous la maltraitions autant ? Professeur de psychologie cognitive à Harvard, Steven Pinker s’indigne et entend rendre justice à cette formidable faculté dont nous a pourtant dotés l’évolution : la pensée rationnelle. « Pas cool », la rationalité ? C’est pourtant grâce à elle, affirme-t-il, et aux progrès des sciences et techniques que « nous avons repoussé l’issue escomptée de notre existence de 30 à plus de 70 ans (80 ans dans les pays développés), fait passer l’extrême pauvreté de 90 % à moins de 9 % de la population, divisé par vingt le taux de mortalité de la guerre et par cent celui de la famine ». Il semble d’autant plus étonnant que nous soyons si prompts à croire n’importe quelle théorie délirante ou à verser collectivement dans le complotisme le plus farfelu. L’excellence de nos systèmes cognitifs n’est pas en cause, selon Pinker qui cherche ailleurs « une explication à nos réactions irrationnelles ». Dans son ouvrage fourmillant de problèmes mathématiques, de cas de logique et de situations concrètes, il montre que c’est par facilité, par précipitation ou par intérêt que nous déraisonnons. « Puisque personne ne peut tout savoir, et que presque tout le monde ne sait quasiment rien, la rationalité consiste à externaliser le savoir vers des institutions spécialisées », explique-t-il, tout en constatant que cette manière de déléguer aux savants l’explication du monde est périlleuse tant « la frontière entre l’establishment scientifique et la frange pseudo-scientifique » est souvent difficile à situer. Voilà la situation où nous a conduits « l’évolution », dont Pinker considère qu’elle ne concerne pas seulement les corps mais aussi les cerveaux et même… les idées : « Tout comme les organismes évoluent en s’adaptant pour éviter d’être mangés, les idées peuvent évoluer en s’adaptant pour éviter d’être réfutées. L’écosystème intellectuel est rempli de ces idées invasives. » C’est une pandémie dont nous ne sommes pas près de nous débarrasser !
Rationalité
Livre
Jon Fosse
L’Autre nom. Septologie I-II
Publié le 25 octobre 2021
Quelqu’un va venir : c’est le titre de l’une des premières pièces de Jon Fosse, écrivain et dramaturge norvégien. L’attente de ce « quelqu’un » – personnage humain ou présence transcendante – irrigue L’Autre nom, « septologie » romanesque dont les deux premiers tomes paraissent en français. L’intrigue tient en peu de mots. Asle est peintre, il vit sur la côte sud-ouest de la Norvège, seul depuis la mort de sa femme nommée Ales. Il n’a guère d’autres contacts que son galeriste et un voisin pêcheur nommé Åsleik. Il est également hanté par un personnage dont on ne peut savoir s’il est réel ou imaginé par lui. Car non seulement ce personnage est aussi peintre, mais il porte le même nom que lui. Une différence de taille les sépare néanmoins : Asle le narrateur a cessé de boire, tandis qu’Asle son double s’adonne à l’alcool de façon suicidaire. La privation lui est intolérable : « Si seulement Asle avait bu un petit quelque chose, le poids dans son corps aurait été moindre, la pierre dans son corps aurait été plus légère […] peut-être même qu’elle aurait laissé entrer un peu d’air et de lumière. » Asle le peintre narrateur part secourir l’autre Asle, son double naufragé, il l’emmène à l’hôpital et s’occupe de son chien. L’une des étrangetés de ce texte où les personnages portent des noms proches ou identiques, c’est qu’aucune confusion n’y règne. Asle le narrateur longe la mer en voiture. Il médite, plongé dans une attente indécise, inquiète, que ponctuent des réminiscences ou des scènes inspirées par des silhouettes surgies sur la route. Dans une phrase rythmée qui n’en finit jamais, une phrase-livre, le fil intérieur d’Asle se déroule vers son terme ou son origine. C’est ainsi que Jon Fosse définit sa « prose lente », scandée par des répétitions hypnotiques et de brusques épiphanies. Deux pôles aimantent ce long monologue intérieur : la peinture et la mystique chrétienne. En cette fin d’automne, proche de l’Avent, la période qui précède Noël pour les catholiques, Asle le narrateur se prépare à un obscur avènement. D’une part, il veut en revenir à une peinture originelle qui se compose de quelques traits entrecroisés et qui exige, pour advenir, que toutes les autres peintures soient « dé-peintes ». De l’autre, il s’approche d’une présence fuyante, divine peut-être, dont on ne sait s’il s’agit d’une hallucination ou d’une ultime réalité.
L’Autre nom. Septologie I-II
Livre
Julia Kristeva
Dostoïevski. Face à la mort ou le sexe hanté du langage
Publié le 25 octobre 2021
C’est un livre longuement porté sur « l’auteur de sa vie ». Adolescente, Julia Kristeva lisait Dostoïevski en cachette, dans le texte, sous le régime communiste en Bulgarie. À son arrivée en France, au milieu des années 1960, elle a relancé l’intérêt des intellectuels pour le romancier russe qu’on ne lisait plus guère. Après des années de psychanalyse et de réflexion sur la croyance religieuse, elle livre enfin sa grande synthèse sur l’auteur des Frères Karamazov, né il y a tout juste deux cents ans. Elle y met tout : la vie du romancier, qui affronte la mort lors d’un simulacre d’exécution – après avoir perdu un père assassiné par ses serfs et avant de découvrir le peuple russe au bagne –, sans oublier son addiction au jeu, ses problèmes d’argent, sa fascination pour le viol d’enfants, son épilepsie… Elle raconte Dostoïevski parfois à la première personne du singulier et assure que la lecture de ses romans, qui parlent d’une société sans père et sans surmoi, nerveuse, à la fois liberticide et ludique, nous invite à réfléchir à la nôtre, devenue celle de « l’internaute globalisé » qu’elle exècre. La vérité que nous livre Dostoïevski est d’abord, pour Kristeva, d’ordre psychanalytique. Avant Freud, l’écrivain articule la « traversée de la mort » et la « jouissance de l’écriture ». De ce « clivage » originel, le langage sort et disparaît à la fois. En créant des personnages paroxystiques et autodestructeurs comme le narrateur des Carnets du sous-sol, des assassins-théoriciens, des nihilistes ultra-violents, Dostoïevski veut « faire entendre à l’humanité qui a lâché la bride de ses pulsions et de ses langages » qu’elle doit désormais « faire fructifier les transgressions par l’abondance du dire ». Or qui plus que ses personnages parle, avec complaisance, de ses petits et grands fantasmes, de ses vilenies ? Kristeva voit bien que, pour exprimer ce double événement de « l’avènement » et de « l’éclipse » du sens – qui se manifeste, par exemple, dans la crise épileptique –, il faut inventer un langage neuf. Ce que fait un Dostoïevski, qui, selon Joyce, « a créé la prose moderne et lui a donné une intensité égale à celle d’aujourd’hui ». Cette intensité, Julia Kristeva la perçoit également dans la théologie sauvage que déploie le romancier. Chez Dostoïevski, le christianisme n’est pas une idée, ni même une conviction, mais un engagement total dans une écriture de l’incarnation, au sein de laquelle se mêlent l’esprit, le corps et le désir. En lisant ce livre passionnant, on se dit que Dostoïevski est moins un écrivain célèbre qu’une maladie contagieuse : la jouissance frénétique et ambivalente qu’il exprime dans ses romans contamine ceux qui s’y plongent. C’est peu de dire que Julia Kristeva porte, elle aussi, cette brûlante maladie.
Dostoïevski. Face à la mort ou le sexe hanté du langage
Livre
Jacques Derrida
Hospitalité. Volume I. Séminaire (1995-1996)
Publié le 25 octobre 2021
Chaque parution des Séminaires de Derrida est un fascinant voyage. Nous le suivons dans les méandres de sa pensée, parfois tortueuse mais d’une richesse jamais démentie et qui donne inlassablement à penser. Dans ce volume qui retranscrit des séances tenues à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris entre 1995 et 1996, il aborde le thème de « l’hospitalité » en nous invitant d’emblée dans ce qu’il nomme son « chez [lui] », soit « [sa] langue, le français ». Il questionne donc la proximité entre les mots « hôte » et « otage », ainsi que le « renversement final des rôles de l’hôte et de l’hôte, de l’hôte invitant comme host (maître chez soi) et de l’hôte invité comme guest, de l’invitant et de l’invité, du devenir-invité, si vous voulez, de l’invitant. L’invitant devient comme l’otage de l’invité, de son hôte, l’otage de celui qu’il reçoit ». Soulignant l’inquiétante ambivalence des termes « invité » et « visiteur » qui associent l’hospitalité à une forme d’inspection, il reconnaît trouver « l’analogie troublante, dans l’origine commune, entre l’hostis comme hôte et l’hostis comme ennemi, entre l’hospitalité et l’hostilité ». Des thèmes du devoir et des lois de l’hospitalité jusqu’à la possibilité d’une hospitalité absolue et inconditionnelle, de Kant à Levinas, en passant par Heidegger et Arendt, mais aussi Hamlet et Dom Juan, il rebondit sur l’actualité à propos de l’opportunité d’instaurer un « délit d’hospitalité » dans la législation française. La pensée de Derrida virevolte pour cerner au plus près un questionnement qui recoupe certains de ses thèmes favoris : ceux de l’amitié et du don, du seuil et de la frontière, de la différence entre l’autre et l’étranger.
Hospitalité. Volume I. Séminaire (1995-1996)
Livre
Yves Cusset
Les Mortels et les Mourants
Publié le 25 octobre 2021
Définie par le Code de la santé publique, la « fin de vie » désigne cette période que traverse une personne en phase avancée ou terminale d’une affection incurable. La durée n’est pas précisée. La fin de la fin de vie non plus, bien que ce soit probablement la mort. Si la fin de vie devient « une période de la vie à part entière »… mais « consacrée à sa propre fin », qu’est-ce que cela change à notre rapport à la mort ? Sur ce sujet, l’humoriste Yves Cusset assume en lui le philosophe certifié par l’académie qui trouve urgent de « philosopher encore un peu sur la mort », « la mort propre, à la petite semaine, individuelle, inéluctable, sans remède, tragique et désespérément triomphante ». Son essai est sans doute ce qu’on a lu de plus profond sur la fin de vie. Tout en étant plein de gratitude pour les soignants, il sort les soins palliatifs de la seule éthique de la sollicitude dans laquelle ils sont souvent enfermés. C’est la force première du livre. La seconde est de se pencher en philosophe sur les mourants plutôt que sur les mortels. Car s’il y a une expérience spécifique dans la fin de vie, dont les récits qu’ont laissés les malades condamnés témoignent (Hervé Guibert, Ruwen Ogien, Anne Bert, Fritz Zorn…), ce n’est pas une pensée de la finitude, de « l’être-pour-la-mort » de Heidegger ou, au contraire, de « la mort n’est rien » d’Épicure. C’est, très concrètement, la confrontation impossible avec sa propre fin. « Qu’est-ce donc que la peur de la mort ? » se demande Cusset. Face à sa mort imminente, « on a peur, c’est tout », et « cette peur-là, c’est la mort ». C’est aussi contre la tendance normative de « la mort apaisée » qu’écrit le philosophe. Il la trouve dans certaines théories psychologisantes de l’acceptation de la mort, dans « la virilité du savoir mourir » affirmée par le récit de la mort de Socrate dans le Phédon de Platon. « Prenons soin de laisser chacun à sa mort, conclut Yves Cusset. Je me suis contenté d’ajouter au droit à une mort apaisée celui de finir sa vie en état de guerre totale. »
Les Mortels et les Mourants
Livre
Barbara Stiegler
Nietzsche et la Vie
Publié le 25 octobre 2021
Preuve que l’héritage de Friedrich Nietzsche n’en finit pas de déchirer ses lecteurs : la parution simultanée de deux essais qui s’aventurent dans des directions radicalement opposées. Tout d’abord, Barbara Stiegler s’intéresse au tournant pris par Nietzsche avant la folie et à son étude tardive d’ouvrages de biologie et de sciences de la vie. Selon elle, le philosophe entendait faire du corps vivant le socle de sa pensée. La vie repose sur deux activités essentielles : l’évolution et la nutrition, soit l’acte de se nourrir, qu’il rebaptise « incorporation ». L’incorporation lui permet de penser la notion de métabolisme, c’est-à-dire l’ensemble des échanges entre un organisme et son milieu, ainsi que la mémoire, conçue comme faculté d’ingérer quelque chose d’autre en soi et d’en garder une trace. D’après lui, le vivant se trouve pris dans un flux permanent, accéléré par la révolution industrielle – « Tout est flux », remarque Nietzsche. Barbara Stiegler oppose ce flux nietzschéen à l’adaptation. Pour elle, s’adapter revient à se conformer à des contraintes extérieures, à « refuser de se transformer réellement soi-même et de transformer le monde autour de soi ». La philosophe fait donc de Nietzsche le penseur critique d’un certain type d’adaptation ou de flexibilité, ces dispositions que réclame justement le néolibéralisme naissant à la fin du XIXe siècle. De son côté, Jacques Bouveresse emprunte un chemin complètement différent dans un livre achevé juste avant sa mort, en mai 2021. Il dresse le portrait d’un Nietzsche défenseur de l’ordre établi et d’une société de classes qui nécessite l’asservissement du peuple et de la classe ouvrière pour que l’élite se dégage de toute contrainte matérielle. Il fait donc ici la peau aux lectures de Foucault, de Deleuze et, plus généralement, au nietzschéisme « de gauche ». Comment expliquer un tel écart entre ces deux ouvrages ? C’est que les deux auteurs ne puisent pas aux mêmes sources, la première s’appuyant sur des notes et fragments posthumes non mis en forme, le second sur l’œuvre éditée du vivant de Nietzsche. Mais, au-delà d’une querelle d’interprétation, se pose la question de ce qu’est lire aujourd’hui une pensée aussi polymorphe et contradictoire que celle de Nietzsche : penser à partir de, quitte à éluder certains aspects, comme le fait Stiegler ? Ou tenter de revenir à une forme de fidélité au texte, comme le propose Bouveresse ? S’il faut trancher, on est tenté de répondre que la proposition de Barbara Stiegler semble plus féconde pour notre temps.
Nietzsche et la Vie
Livre
Jacques Bouveresse
Les Foudres de Nietzsche
Publié le 25 octobre 2021
Preuve que l’héritage de Friedrich Nietzsche n’en finit pas de déchirer ses lecteurs : la parution simultanée de deux essais qui s’aventurent dans des directions radicalement opposées. Tout d’abord, Barbara Stiegler s’intéresse au tournant pris par Nietzsche avant la folie et à son étude tardive d’ouvrages de biologie et de sciences de la vie. Selon elle, le philosophe entendait faire du corps vivant le socle de sa pensée. La vie repose sur deux activités essentielles : l’évolution et la nutrition, soit l’acte de se nourrir, qu’il rebaptise « incorporation ». L’incorporation lui permet de penser la notion de métabolisme, c’est-à-dire l’ensemble des échanges entre un organisme et son milieu, ainsi que la mémoire, conçue comme faculté d’ingérer quelque chose d’autre en soi et d’en garder une trace. D’après lui, le vivant se trouve pris dans un flux permanent, accéléré par la révolution industrielle – « Tout est flux », remarque Nietzsche. Barbara Stiegler oppose ce flux nietzschéen à l’adaptation. Pour elle, s’adapter revient à se conformer à des contraintes extérieures, à « refuser de se transformer réellement soi-même et de transformer le monde autour de soi ». La philosophe fait donc de Nietzsche le penseur critique d’un certain type d’adaptation ou de flexibilité, ces dispositions que réclame justement le néolibéralisme naissant à la fin du XIXe siècle. De son côté, Jacques Bouveresse emprunte un chemin complètement différent dans un livre achevé juste avant sa mort, en mai 2021. Il dresse le portrait d’un Nietzsche défenseur de l’ordre établi et d’une société de classes qui nécessite l’asservissement du peuple et de la classe ouvrière pour que l’élite se dégage de toute contrainte matérielle. Il fait donc ici la peau aux lectures de Foucault, de Deleuze et, plus généralement, au nietzschéisme « de gauche ». Comment expliquer un tel écart entre ces deux ouvrages ? C’est que les deux auteurs ne puisent pas aux mêmes sources, la première s’appuyant sur des notes et fragments posthumes non mis en forme, le second sur l’œuvre éditée du vivant de Nietzsche. Mais, au-delà d’une querelle d’interprétation, se pose la question de ce qu’est lire aujourd’hui une pensée aussi polymorphe et contradictoire que celle de Nietzsche : penser à partir de, quitte à éluder certains aspects, comme le fait Stiegler ? Ou tenter de revenir à une forme de fidélité au texte, comme le propose Bouveresse ? S’il faut trancher, on est tenté de répondre que la proposition de Barbara Stiegler semble plus féconde pour notre temps.
Les Foudres de Nietzsche
Livre
Judith Butler
La Force de la non-violence
Publié le 25 octobre 2021
Un exemple parmi tant d’autres exposés ici par Judith Butler : que fallait-il faire après l’assassinat de George Floyd en 2020 ? Opposer à la violence systémique une contre-violence, comme y invitaient certains ? Être ou ne pas être violent en retour d’une oppression, telle est la question… Prenant à contre-pied son propre camp, la philosophe, référence des mouvements de défense des minorités, prône une autre voie. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de défendre une forme de passivité ou de pacifisme mou. Au contraire, à la manière de Gandhi, dont le concept de « non-violence » (satyagraha) devrait être plutôt traduit par « force d’âme », elle plaide pour la puissance de la non-violence. Et cela, ni au nom de son efficacité à faire triompher une lutte, ni au nom de la conscience morale individuelle. La non-violence est une « ruse » en cela qu’elle est le moyen d’une reconnaissance de la vulnérabilité humaine (elle prolonge ainsi les théories du care) et de la nécessité de réparer les liens sociaux entre les vivants. Selon Butler, « les “liens” indispensables à la vie sociale […] sont mis en péril par la violence ». Or « la non-violence est moins un échec de l’action qu’une affirmation physique des exigences de la vie […] par la parole, le geste et l’action, à travers des réseaux, des campements et des rassemblements qui tous essaient de redéfinir les êtres vivants comme dignes de valeur ». Dans cet essai stimulant et actuel (songeons aux migrants, aux féminicides ou à la violence policière), la philosophe invite à se méfier des critiques usées de la non-violence et appelle à refaire société autrement !
La Force de la non-violence
Livre
Tobie Nathan
Secrets de thérapeute
Publié le 25 octobre 2021
Avec son titre qui sonne comme une confession et sa première partie autobiographique, ce livre ressemble à un bilan de parcours pour Tobie Nathan. Il y raconte comment il s’est enthousiasmé pour l’ethnopsychiatrie au contact de son maître Georges Devereux (1908-1985), refusant qu’en thérapie, il puisse exister une « technique universelle s’appliquant à n’importe qui » et s’attachant au contraire à s’adapter à la culture et à la langue des patients. Les chapitres qui suivent montrent cette conviction à l’œuvre dans un petit tour du monde – avec un tropisme certain pour l’Afrique – de ses rencontres au plus près des « pratiques locales ». Entre chamanisme et vaudou, recours aux amulettes et appel aux ancêtres, Tobie Nathan se fait conteur de rituels et de guérisons étonnantes. Mais, au fil de ces histoires qui se lisent comme des petits romans, c’est aussi autre chose qui se joue : ce Nathan-là est aussi le sage espiègle que connaissent bien les lecteurs de sa chronique dans Philosophie magazine et qui nous pousse à voir notre modernité occidentale avec des yeux neufs. Nos smartphones ? Ils ne sont qu’une autre manière d’être appelés par l’invisible et de lui parler sans passer pour un fou. Après tout, explique-t-il, « si le monde moderne s’est moqué des fétiches, c’était peut-être pour ne pas voir sa propre dépendance vis-à-vis des objets techniques », tandis qu’inversement, « le noyau de l’amulette, comme le vaccin, est constitué d’un fragment de mal ». Et si c’était de nos propres préjugés que le thérapeute cherchait à nous guérir ?
Secrets de thérapeute
Livre
Emanuele Coccia
Philosophie de la maison
Publié le 25 octobre 2021
« De la maison […] la philosophie a toujours fait peu de cas » : dès l’origine, elle s’est pensée par rapport à la cité et a fait de la ville le seul « théâtre » digne d’intérêt. C’est sur ce constat critique que s’ouvre le nouvel ouvrage d’Emanuele Coccia. L’espace domestique est devenu un « reste » obscur : « Écoles, cinémas, restaurants, bars, musées, discothèques, commerces, parcs, rues […] : c’était en dehors de la maison que le monde se faisait réellement expérience. » Le bonheur « a prétendu devenir un fait politique, une réalité purement urbaine. » En réalité, dans ce glissement, nous avons perdu le sens même du bonheur. Nous avons besoin de maison pour être heureux, car habiter signifie la capacité de « tisser des relations intenses avec certaines choses et certaines personnes, […] d’accueillir, dans une forme d’intimité, la portion du monde », sans laquelle nous ne pouvons nous épanouir. Le culte de la ville nous a condamnés à oublier ce bonheur enraciné. Fort heureusement, cependant, les demeures « publiquement anonymes » n’ont jamais disparu. Elles n’ont cessé de soutenir dans les ténèbres la vie urbaine qui, sans elles, serait invivable. Et font aujourd’hui leur grand retour. Avec la généralisation des nouvelles technologies, notamment, « c’est dans la maison que l’excitation des sens semble devoir avoir lieu », désormais. Mais ce retour du domestique est en même temps un mouvement d’expansion – c’est toute la richesse de l’approche de Coccia. Là où la ville se pense comme une ouverture sans enveloppe, notre vie numérique est enchâssée dans une coquille tellurique : « C’est dans des objets faits de pierres et de minéraux – les ordinateurs – que nous enregistrons tous nos souvenirs et nos pensées. […] La planète nous a envahis. » Se dessinent alors les contours d’une nouvelle maison, qui n’est pas seulement la nôtre mais la Terre elle-même.
Philosophie de la maison
LES ARTS
Article 2 min
“The French Dispatch” : Franchouille Art
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Le nouveau film de Wes Anderson nous fait redécouvrir la France, entre clichés assumés (et souvent révélateurs) et empire des signes. Iconique à l’image des Mythologies de Roland Barthes.
“The French Dispatch” : Franchouille Art
Article 2 min
“Entre chien et loup” : à servir sur un plateau
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
En adaptant pour la scène le Dogville de Lars von Trier, la metteuse en scène Christiane Jahaty interroge nos déterminismes et le mal qui peut jaillir de nos meilleures intentions.
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Article 2 min
Botticelli & Cie
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Le maître de la Renaissance s'expose au musée Jacquemart-André à Paris. L'occasion de battre en brèche le cliché de l'artiste solitaire et d'esquisser un portrait de Botticelli en peintre inspiré par la pensée néoplatonicienne.
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OH ! LA BELLE VIE
Article 2 min
Conseil n° 13. Embarrassons-nous du choix
François Morel 28 octobre 2021
Bien évidemment, je suis d’accord avec vous, ça fait tout de même beaucoup : des écolos, des fachos, des socialos, un coco, un trotro, des rigolos… Sans compter les répus, les farfelus, les européens convaincus (ceux-là, pas spécialement en nombre). Enfin, quand même, ça f..
Conseil n° 13. Embarrassons-nous du choix
JEU
Article 1 min
Philocroisés #74
Gaëtan Goron 28 octobre 2021
Horizontalement I. Le feu qui ronge les Coréens victimes d’injustice. II. Pour- et en- précèdent ce mot chez Sartre ou Hegel. Un peu d’argent. III. Coup avant coups. IV. Central à New York. Introduction chez Platon. V. Rouge et vert chez Rimbaud. Clôture d’..
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QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Article 2 min
Ugo Bienvenu. Robot pour être vrai
Noël Foiry 28 octobre 2021
Tenter de dessiner le monde qui vient, beaucoup de penseurs s’y sont cassé les dents. Mais, de livre en livre, cet auteur de bande dessinée – qui a également cofondé les éditions Réalistes
(Philomag) |
[n° ou bulletin] est un bulletin de / Alexandre Lacroix (2011)N°154 - Novembre 2021 - Ma liberté est-elle négociable ? [texte imprimé] . - 2021 . - 98 p. : ill. en coul. ; 29 cm. Langues : Français ( fre) Catégories : | Philosophie
| Tags : | liberté | Index. décimale : | 17 Morale. Éthique. Philosophie pratique | Résumé : | Depuis le début de la crise sanitaire et jusqu’à l’instauration du passe sanitaire, les événements nous ont poussés à nous intéresser de près à nos libertés. C’est qu’en principe la grande idée de liberté est intouchable. Et pourtant, dans la vie courante, nous sommes sans cesse en train de faire des compromis, avec nous-mêmes ou avec les autres. Comment arbitrer entre les droits individuels et le bien-être collectif ? Existe-t-il en la matière un domaine « non négociable » ?
(Philomag) | Note de contenu : | ÉDITO
Article 3 min
Voilà que les barreaux de la cage sont en moi !
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
Selon un cadre de pensée classique forgé au début de la Modernité, notamment par le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679), le problème de la liberté s’énoncerait en ces termes : j’ai en moi un désir ou une volonté immense, qui ne demande qu’à poursuivre indéfiniment sa cour..
VOS QUESTIONS
Article 2 min
“Qu’est-ce qui distingue l’amour de l’amitié ?”
Charles Pépin 28 octobre 2021
Question de Martine Payot
“Qu’est-ce qui distingue l’amour de l’amitié ?”
REPÉRAGES
Article 1 min
Un robot suicidaire ?
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Présenté au public le 28 septembre, Astro, le nouveau robot d’Amazon, passe au premier abord pour un compagnon de vie idéal : doté d’une « véritable personnalité », serviable, obéissant, il répondra par simple commande vocale à toutes les demandes des férus de technologie..
Un robot suicidaire ?
Article 1 min
“Magie”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
“Lorsque tu vas sur une ligne de production, c’est pas une punition, c’est pour ton pays, c’est pour la magie” Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, le 7 octobre 2021 “La magie est exactement le contrair..
Article 1 min
“Solarpunk”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Crise écologique, effondrement, catastrophes : notre façon de nous projeter dans le futur est hantée par des visions de fin du monde. Même chez ceux qui envisagent, par un changement radical de nos modes de vie, l’évitement de la tragédie environnementale, l’horizon fait de décroissance..
“Solarpunk”
Article 1 min
“216 000”
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
C’est, selon le rapport Sauvé paru en octobre 2021, le nombre de mineurs qui auraient été victimes d’agressions sexuelles commises par un membre du clergé catholique entre 1950 et 2020. « L’Église est, après les cercles familiaux ou amicaux, le milieu où la prévalence des agressi..
Article 2 min
“Croissance grise” : le défi du vieillissement
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Part des plus de 65 ans dans la population mondiale 700 millions de personnes en 2020, soit 9,3 % 1,5 milliard de personnes en 2050, soit 15,9 % Nombre de centenaires dans le monde 150 000 en 2000 573 000 en 2020 46 % en Asie 22 % en Europe 18 % aux États-..
PERSPECTIVES
Article 3 min
Éric Zemmour : l’assimilation à coup de marteau
Michel Eltchaninoff 28 octobre 2021
Quelle est la doctrine politique du polémiste ? Un assimilationnisme intégral, qui vise à supprimer toute trace d’altérité chez les personnes d’origine étrangère. Fantasme ou racisme déguisé ? Sans doute les deux.
Éric Zemmour : l’assimilation à coup de marteau
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La pénurie est-elle mère du désir ?
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Alors que l’activité reprend, le recentrement de la Chine sur son marché intérieur et la hausse subite de la demande dans certains secteurs nous confrontent à un phénomène qui déjoue nos modèles économiques fondés sur la croissance : la pénurie. Occasion de développer notre avidité ou notre sobriété ?
La pénurie est-elle mère du désir ?
Article 3 min
Peter Boghossian : “La culture ‘woke’ refuse le débat au nom d’une vérité morale indéniable”
Pierre Terraz 28 octobre 2021
Ancien professeur de philosophie à l’université d’État de Portland (Oregon), Peter Boghossian a démissionné de ses fonctions en septembre dernier, dénonçant le virage idéologique que prend le monde universitaire américain. Il s’en explique.
Peter Boghossian : “La culture ‘woke’ refuse le débat au nom d’une vérité morale indéniable”
Article 2 min
Les réseaux de tous les complots
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
La commission « Les Lumières à l’ère du numérique » veut aider la démocratie à se défendre contre les complotismes à l’ère des réseaux sociaux. Est-ce à une commission, voulue par Emmanuel Macron, d’« éclairer » les foules numériques ? Nous avons posé la question à celui qui la dirige, Gérald Bronner.
Gérald Bronner : “Je ne dirige pas un ‘ministère de la Vérité’ !”
AU FIL D’UNE IDÉE
Article 2 min
Portés disparus
Sven Ortoli 28 octobre 2021
En France, plus de 60 000 personnes, dont 80 % de mineurs, disparaissent chaque année. Parmi les 51 287 signalements de disparitions de mineurs français effectués en 2019, 97 % étaient relatifs à des fugues. 1/3 des enfants qui fuguent son..
Portés disparus
ETHNOMYTHOLOGIES
Article 3 min
Perles pour homme. Gouttelettes de vie
Tobie Nathan 28 octobre 2021
Les mâles sortent de leur coquille ! On ne compte plus les stars masculines qui arborent des parures de perles. Est-ce le signe de l’émergence de la fluidité des genres ou un nouvel avatar de l’éternelle guerre des sexes ?
Perles pour homme. Gouttelettes de vie
REPORTAGE
Article 24 min
Rojava. Bâtir une utopie en plein chaos
Corinne Morel Darleux 28 octobre 2021
Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain Murray Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui y a séjourné.
Au Rojava, l'irruption d’une utopie en plein chaos
MOTIFS CACHÉS
Article 3 min
Magie blanche, magie noire
Isabelle Sorente 28 octobre 2021
« T’es la meilleure, ma chérie ! », « T’es vraiment qu’une grosse nulle ! »… La bonne vieille méthode Coué fonctionne toujours, en bien comme en mal. Mais est-elle en train de se réinventer sous l’influence de sombres enchantements numériques ?
Magie blanche, magie noire
DOSSIER
5 articles
Ma liberté est-elle négociable ?
Publié le 28 octobre 2021
Nul n’apprécie qu’on vienne limiter son champ d’action ou lui imposer des contraintes, et l’instauration du passe sanitaire l’a bien montré. Mais il suffit que mon voisin écoute de la musique à tue-tête pour que je souhaite que sa liberté soit bornée. Comment rendre compatibles entre elles les libertés individuelles ? Suffit-il vraiment de rappeler le dicton « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » ? > Le philosophe utilitariste anglais John Stuart Mill (1806-1873) a proposé un autre principe pour circonscrire les libertés : j’ai le droit de faire toutes les folies que je veux, d’adopter une conduite que les autres jugent bizarre, voire inacceptable, tant que je ne nuis pas à autrui. Ce critère permet-il de définir plus précisément l’étendue du possible en démocratie ? > Plus près de nous, le philosophe américain Joel Feinberg (1926-2004) s’est intéressé aux comportements injurieux ou très dérangeants, sans qu’il y ait néanmoins préjudice. Au-delà de la nuisance, il s’est penché sur le registre de l’offense, comme le montre sa célèbre expérience de pensée du « trajet de bus ». À tester ! > Ne pas retourner au bureau, refuser le passe sanitaire ou le schéma de la fidélité en couple, ne plus prendre l’avion, porter le voile : nos cinq témoins ont décidé de défendre farouchement l’une de leurs libertés. Leurs trajectoires de vie sont commentées par la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury. > Sur la politique sanitaire, le blasphème et l’affaire Mila, ou encore le slogan « Libertés chéries » choisi par le Rassemblement national en campagne, nous avons invité les philosophes Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à débattre. Le premier considère que le noyau dur réside dans la possibilité offerte à chacun de se mettre en retrait ou d’assumer les conséquences de ses choix, tandis que le second lui répond que la liberté est produite par l’état de droit et les institutions. Un duel entre libéralisme et républicanisme.
Illustration : © StudioPhilo
Article 6 min
Jusqu’où aller trop loin ?
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
La liberté illimitée n’est qu’une vue de l’esprit, car nul ne vit seul sur une île, et chacun doit composer avec les autres. Mais comment tracer la frontière : en respectant une règle abstraite ou en négociant pied à pied ?
Jusqu’où aller trop loin ?
Article 11 min
“Ne pas nuire à autrui !” Quand John Stuart Mill borne la liberté
Martin Legros 28 octobre 2021
Au XIXe siècle, ce philosophe révolutionne le sens que l’on donne à la liberté… en lui fixant une limite : chacun peut faire tout ce qu’il veut à condition de ne pas nuire à autrui. Une éthique minimale, comme le prétendent certains libéraux et autres réfractaires à tout contrôle ? En réalité, pour Mill, la liberté n’est pas une « propriété » de l’individu mais une invitation à renforcer nos liens.
“Ne pas nuire à autrui !” Quand John Stuart Mill borne la liberté
Article 6 min
Le bus, c’est l’enfer !
Martin Legros 28 octobre 2021
Vous êtes assis dans les transports en commun, la sonnerie du téléphone d’un individu installé à proximité résonne, et celui-ci entame une conversation interminable, sans aucune considération pour son entourage. Que faire ? Prendre sur soi ? Ou rappeler à l’ordre ce malappris ? Réponse avec une expérience de pensée imaginée par le philosophe américain Joel Feinberg.
Le bus, c’est l’enfer !
Article 16 min
Expériences limite
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Au regard de nos convictions et des impératifs de la vie commune, quelles bornes poser à l’exercice de nos libertés ? Cinq témoins nous font part de leur vécu, qu’éclaire de son regard philosophique la psychanalyste Cynthia Fleury.
Expériences limite
Dialogue 14 min
Gaspard Kœnig-Raphaël Enthoven. Sans interdit ?
Alexandre Lacroix 28 octobre 2021
Tous deux se voient en défenseurs de la liberté. Mais l’un le fait en mobilisant la tradition libérale anglo-saxonne, l’autre l’héritage d’Alexis de Tocqueville et les valeurs de la République. Ces points de vue différents amènent Gaspard Kœnig et Raphaël Enthoven à s’opposer tant sur le passe sanitaire que sur l’« affaire Mila », ou sur le risque de l’émergence d’une dictature numérique.
Gaspard Kœnig-Raphaël Enthoven. Sans interdit ?
ENTRETIEN
Entretien 18 min
Augustin Berque : “Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle”
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Avec ce géographe venu à la philosophie « par accident », la pensée prend le goût des grands espaces. Son amour pour le Japon a amené cet insatiable explorateur de concepts à s’affranchir de la logique cartésienne pour mieux comprendre comment habiter la Terre. Une rencontre placée sous le signe du gai savoir.
Augustin Berque : “Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle”
L’AVENTURE D’UN CLASSIQUE
4 articles
“Discours de la méthode” : la révolution Descartes
Publié le 28 octobre 2021
En publiant son bref essai, René Descartes a bouleversé notre conception du monde et de nous-mêmes. Comment un ancien soldat rêvant auprès d’un poêle est-il parvenu à refonder l’ensemble du savoir de son temps ? En doutant de tout… Sauf de son existence. Un choc dont nous ressentons encore les secousses, pour le meilleur comme pour le pire.
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Article 11 min
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
En publiant son bref essai, René Descartes a bouleversé notre conception du monde et de nous-mêmes. Comment un ancien soldat rêvant auprès d’un poêle est-il parvenu à refonder l’ensemble du savoir de son temps ? En doutant de tout… Sauf de son existence. Un choc dont nous ressentons encore les secousses, pour le meilleur comme pour le pire.
“Discours de la méthode”. L’invention de la modernité
Article 2 min
La méthode en un coup d’œil
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Pour mieux comprendre le projet révolutionnaire de Descartes, un bon résumé vaut parfois mieux qu’un long discours – fût-il « de la méthode » !
Article 2 min
Descartes, un homme de lettres
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Descartes est également l’auteur d’une abondante correspondance qu’il a entretenue toute sa vie avec quelques interlocuteurs susceptibles de discuter des problèmes mathématiques et philosophiques les plus ardus. Le père Mersenne (1588-1648), mathématicien et physicien spécialiste d’acoustique, est l’un d’eux. Le philosophe lui expose ici sa démarche – et ses doutes – au moment d’écrire le Discours de la méthode.
Article 5 min
Marie-Frédérique Pellegrin : sommes-nous encore cartésiens ?
Victorine de Oliveira 28 octobre 2021
Quel est l’héritage aujourd’hui du Discours de la méthode ? Réponses avec la spécialiste des Descartes, Marie-Frédérique Pellegrin.
BOÎTE À OUTILS
Article 2 min
Pourquoi aimons-nous les feux de cheminée ?
Nicolas Tenaillon 28 octobre 2021
Rien de plus agréable, alors que les températures baissent. Mais d’où vient notre goût pour ce spectacle tout feu tout flamme ? Quatre philosophes jouent les hommes au foyer pour vous répondre.
Pourquoi aimons-nous les feux de cheminée ?
Article 1 min
Hwabyeong 화병
Octave Larmagnac-Matheron 28 octobre 2021
Langue d’origine : coréen
Article 2 min
“Mort”
Antony Chanthanakone 28 octobre 2021
Cinq philosophes entonnent une marche funèbre.
LIVRES
Article 2 min
Pendant que j’y pense/Novembre 2021
Catherine Portevin 28 octobre 2021
Elle ne l’a pas vu venir, mais ça va couper sa vie en deux. En un éclair, le 16 août 2015, sous un ciel pourtant serein, Helena a pris la foudre. Elle a survécu à la décharge. On appelle « fulgurés » ceux qui vivent, « foudroyés » ceux qui meurent. De l’histo..
Pendant que j’y pense/Novembre 2021
Livre
Kwame Anthony Appiah
Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent
Publié le 25 octobre 2021
La traduction de cet ouvrage, qui a connu un grand retentissement à sa parution en 2018 aux États-Unis, était attendue. Philosophe américain, professeur à Princeton, Kwame Anthony Appiah a 67 ans. Né d’un père ghanéen et d’une mère anglaise, homosexuel, il ne craint pas de mettre en jeu ses propres chemins identitaires pour défendre l’identité, indispensable à notre existence sociale, contre ses usages sclérosés qui enflamment les débats d’aujourd’hui. Une exigeante mission qui a la particularité de s’incarner ici dans des exemples concrets : récits personnels, historiques, de fiction, etc. D’où un côté légèrement digressif de l’ouvrage, qui doit autant à son objet mouvant qu’au souci d’Appiah de le mettre en situation afin de l’arracher à l’abstraction qui, toujours, le guette. Cette mise en situation, le philosophe la développe sur les six « marqueurs » d’identités sociales : sexe et genre, croyance, citoyenneté, couleur de peau ou race, classe, culture. Chaque fois, il montre la consistance et l’efficience sociale de ces identités, puisqu’elles nous orientent dans ce que nous faisons, avec qui, et comment l’on nous considère. Ceci tout en étant en elles-mêmes, fondamentalement, mensongères (d’où le sous-titre de l’ouvrage). Le mot « identité » lui-même (du latin idem, « même ») appliqué à la sphère sociale est ambigu : les membres d’un groupe réunis par un trait identitaire ne sont précisément pas les mêmes. C’est pourquoi il est non pertinent de parler « en tant que » Noir ou homme, cette caractéristique ne suffisant jamais à ramasser les expériences subjectives de tous les Noirs et de tous les hommes, dont je ne peux de fait prétendre être un porte-parole. Ce « mensonge » étant posé, les identités sont des « biens sociaux » qui confèrent un moteur et du sens à des projets. Et qui peuvent être davantage sources d’harmonie que de conflits. Mais il s’agit de les regarder pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire toujours le fruit, jamais définitif, d’une histoire et de récits. C’est ainsi que se reconfigurent et se complexifient les identités : « Sans la refonte du genre qui nous a de plus en plus libérés des vieux schémas patriarcaux, je n’aurais pas vécu ma vie d’homme homosexuel, marié à un autre homme, avec qui j’ai fait ma vie, en public et en privé », explique d’ailleurs Appiah. Cette vie-là a été rendue possible par la lutte d’individus qui, avant lui, ont pris à bras-le-corps la question identitaire et revendiqué des droits, de l’équité et de la reconnaissance pour ce qu’ils étaient en en dessinant eux-mêmes les contours. Car, insiste l’auteur, « le problème, ce ne sont pas les murailles en tant que telles, mais les murailles qui nous encerclent ; les murailles à la conception desquelles nous n’avons pas participé ». Cependant, l’entreprise n’est ni aisée ni sans risque, comme le montrent les trois derniers chapitres, consacrés aux identités de race, de classe et de culture, qui abordent plus frontalement – mais avec un sens aiguisé de la nuance – les égarements de la question identitaire, notamment sur les campus américains. Appiah met, par exemple, en cause la surutilisation du concept d’« appropriation culturelle », en discutant le dévoiement de la question de la propriété associée à la culture, ce qui revient à assimiler, dans un réflexe quasi néolibéral, la culture à un brevet exclusif. Toute culture se constitue de brassages et d’emprunts, rappelle-t-il. L’enjeu, aujourd’hui, est justement d’élargir les identités, de renouveler sans cesse les récits qui les accompagnent dans l’horizon d’un cosmopolitisme. Celui-ci, conclut Appiah, « n’est plus un luxe ; c’est devenu une nécessité » à l’heure où le changement climatique nous ramène à une identité commune : l’humanité.
Repenser l’identité. Ces mensonges qui unissent
Livre
Alexis Lavis
L’Imprévu
Publié le 25 octobre 2021
Agenda électronique connecté, to-do list griffonnée sur un bout de papier, week planner, etc., les techniques de planification du quotidien n’ont jamais eu autant la cote. Comme le remarque Alexis Lavis, le phénomène banal de l’imprévu est tellement traqué qu’il finit par relever du « défaut », de la « faillite », voire de « la faute ». Derrière la fausse neutralité du mot « imprévu » se cache en effet une forme de condamnation. L’imprévu, même s’il n’est pas dramatique, est donc souvent annoncé comme « regrettable » : il est l’événement venu se placer sur ma route, contrariant mes projets, quand ce n’est pas le cours entier de mon existence. Si l’imprévu nous contrarie autant, c’est parce qu’il risque de déclencher deux autres phénomènes : l’« emballement », quand tout s’enchaîne, et l’« effondrement », quand tout s’écroule. Dans les deux cas, nos repères les plus solides volent en éclats, comme a pu le montrer cette pandémie. Dès lors, difficile de blâmer ceux qui essaient de conjurer cet « émissaire du malheur », à coups de tableaux Excel et de programmations sur le long terme. Mais est-ce la bonne méthode à adopter ? Spécialiste de la pensée chinoise et enseignant à l’université Renmin de Pékin, Alexis Lavis puise dans la tradition confucéenne et taoïste pour montrer que la « posture de planificateur » est loin d’être la seule voie possible, ni la plus efficace. « Ceux qui veulent prendre le contrôle des choses et agir sur elles échoueront », annonce ainsi Laozi au Ve siècle av. J.-C. Ce n’est pas en prévoyant plus qu’on réussit à conjurer l’imprévu. Le Dào, que l’auteur traduit par « pensée du cheminement », nous invite donc à renoncer à cette volonté de contrôler le cours de choses. Que faire dans ce cas ? Tenter de laisser faire. Cette option proche de la philosophie de Merleau-Ponty passe par une posture corporelle plus qu’intellectuelle, que l’auteur appelle « la sise » et qui est une certaine manière de se tenir sur ses appuis tout en étant ouvert au monde. Chez un cavalier, la « sise » est ainsi la bonne « assiette » : l’art d’être stable et souple, d’accompagner le cheval sans le contrôler et léger face aux imprévus. Au lieu de céder à (l’irritant) « lâcher prise » : tentez donc plutôt de trouver votre sise !
L’Imprévu
Livre
Jürgen Habermas
Une histoire de la philosophie, t. 1
Publié le 25 octobre 2021
Ce n’est pas sans une légère appréhension que l’on se prépare à ouvrir le tout dernier ouvrage de Jürgen Habermas. Le philosophe allemand le plus important de sa génération, qui a renouvelé la pensée politique européenne après le nazisme, nous gratifie ici de huit cent cinquante pages, dont cinquante de notes (et ce n’est que le premier volume d’une odyssée dont nous ne connaîtrons pas, pour l’heure, la conclusion !). Au premier coup d’œil, les interminables paragraphes, qui courent sur plusieurs pages, ont quelque chose de décourageant. Le thème même – « une histoire de la philosophie », véritable figure imposée pour les philosophes –, ne suscite pas immédiatement l’enthousiasme. Pourquoi donc Habermas, né en 1929, s’est-il lancé dans cette entreprise vertigineuse ? Peut-être parce que, fidèle à l’approche communicationnelle qui a fait sa renommée et par laquelle il a remis la rationalité de la parole et l’éthique de la discussion au cœur du consensus démocratique, il est conscient que les termes mêmes que mobilise sa pensée – raison, liberté, discussion – ne peuvent se comprendre indépendamment de leur histoire mouvementée, faite d’emprunts et de controverses. L’histoire proposée par Habermas est une histoire habermassienne. C’est peut-être cette revendication de partialité – cette volonté de raconter seulement « une histoire » – qui incite, d’abord, à plonger dans ce grand voyage dans le temps. Habermas ne dira pas tout de cette histoire. Sa somme n’est pas un exercice d’érudition. Le récit n’a d’ailleurs rien de linéaire : les références, les époques, les géographies ne cessent de se mêler. Le philosophe interroge l’aventure de la pensée à la lumière d’une question précise, délimitée : les rapports ambivalents de la foi et du savoir. L’histoire de Habermas est orientée, scénarisée. Elle avance dans une certaine direction. Vers où ? Vers une scission abyssale, radicale, de la foi et du savoir. Nous sommes devenus incapables de penser en dehors de cette opposition tranchée. Elle n’a pourtant pas été toujours si évidente. Fidèle à un « concept compréhensif de la raison », Habermas déploie, au fil des pages, la « généalogie » de ce divorce propre à l’époque « post-métaphysique » de la modernité, divorce qui n’aura vraiment lieu… que dans le second tome. Car, pour Habermas, cette disjonction s’enracine dans un moment préalable de réunion, sur lequel se concentre le présent volume : « la symbiose de la foi et du savoir dans le platonisme chrétien », au sein du monde romain. Cette symbiose ne s’est pas faite sans heurts. Mais ces heurts ne se réduisent pas à l’opposition schématique entre foi et savoir. Ils tiennent à la rencontre de deux singularités, deux « images du monde » nées lors de la « période axiale ». Habermas emprunte l’expression au philosophe Karl Jaspers (1883-1969) pour désigner l’époque décisive où, en l’espace de quelques siècles, apparaissent la pensée grecque, le confucianisme, le taoïsme, le bouddhisme, le zoroastrisme et le monothéisme. Soit autant de réponses différentes à un même enjeu : « Les civilisations qui se comprenaient jusqu’alors de façon mythologique se retrouvèrent dans l’obligation, suite à l’accroissement d’un état de connaissance différencié », d’opérer une « moralisation du sacré », de faire « éclater le cadre catégoriel de la pensée […] magique ». Ce qui s’est ensuite joué à Rome, c’est l’entrelacs de deux de ces réponses, en dépit de leur opposition profonde : le christianisme, fondé sur l’idée du « Dieu intervenant dans l’histoire », sur la possibilité d’un « nouveau commencement », et la philosophie grecque, organisée autour d’un « cosmos reposant de toute éternité en lui-même ». Les effets de cette rencontre ont été considérables : « Alors que les Pères de l’Église avaient appris à se projeter dans l’univers de la pensée hellénistique, […] le monde antique, lui, n’a pour l’essentiel pas souhaité se confronter à l’inédit de la pensée judéo-chrétienne. » Son refus a conduit à sa propre extinction : « La forme originelle du monde spirituel antique [a] disparu. » La philosophie n’a continué à vivre qu’au sein du christianisme romanisé. Le partage, tardif, de la foi et du savoir doit se comprendre depuis cette symbiose. Lentement, l’Occident assiste à une répartition des tâches entre théologiens et philosophes d’un nouveau genre. Ces derniers l’ont en un sens emporté avec la modernité ; mais les concepts qu’ils ont fait triompher restent fondamentalement « issus des traditions religieuses ». L’exploration de cet héritage pose à nouveaux frais la question de « ce que la philosophie peut et doit se croire capable de faire » à l’âge post-métaphysique. Réponse dans le second volume !
Une histoire de la philosophie, t. 1
Livre
Steven Pinker
Rationalité
Publié le 25 octobre 2021
Mais qu’est-ce qu’elle nous a fait pour que nous la maltraitions autant ? Professeur de psychologie cognitive à Harvard, Steven Pinker s’indigne et entend rendre justice à cette formidable faculté dont nous a pourtant dotés l’évolution : la pensée rationnelle. « Pas cool », la rationalité ? C’est pourtant grâce à elle, affirme-t-il, et aux progrès des sciences et techniques que « nous avons repoussé l’issue escomptée de notre existence de 30 à plus de 70 ans (80 ans dans les pays développés), fait passer l’extrême pauvreté de 90 % à moins de 9 % de la population, divisé par vingt le taux de mortalité de la guerre et par cent celui de la famine ». Il semble d’autant plus étonnant que nous soyons si prompts à croire n’importe quelle théorie délirante ou à verser collectivement dans le complotisme le plus farfelu. L’excellence de nos systèmes cognitifs n’est pas en cause, selon Pinker qui cherche ailleurs « une explication à nos réactions irrationnelles ». Dans son ouvrage fourmillant de problèmes mathématiques, de cas de logique et de situations concrètes, il montre que c’est par facilité, par précipitation ou par intérêt que nous déraisonnons. « Puisque personne ne peut tout savoir, et que presque tout le monde ne sait quasiment rien, la rationalité consiste à externaliser le savoir vers des institutions spécialisées », explique-t-il, tout en constatant que cette manière de déléguer aux savants l’explication du monde est périlleuse tant « la frontière entre l’establishment scientifique et la frange pseudo-scientifique » est souvent difficile à situer. Voilà la situation où nous a conduits « l’évolution », dont Pinker considère qu’elle ne concerne pas seulement les corps mais aussi les cerveaux et même… les idées : « Tout comme les organismes évoluent en s’adaptant pour éviter d’être mangés, les idées peuvent évoluer en s’adaptant pour éviter d’être réfutées. L’écosystème intellectuel est rempli de ces idées invasives. » C’est une pandémie dont nous ne sommes pas près de nous débarrasser !
Rationalité
Livre
Jon Fosse
L’Autre nom. Septologie I-II
Publié le 25 octobre 2021
Quelqu’un va venir : c’est le titre de l’une des premières pièces de Jon Fosse, écrivain et dramaturge norvégien. L’attente de ce « quelqu’un » – personnage humain ou présence transcendante – irrigue L’Autre nom, « septologie » romanesque dont les deux premiers tomes paraissent en français. L’intrigue tient en peu de mots. Asle est peintre, il vit sur la côte sud-ouest de la Norvège, seul depuis la mort de sa femme nommée Ales. Il n’a guère d’autres contacts que son galeriste et un voisin pêcheur nommé Åsleik. Il est également hanté par un personnage dont on ne peut savoir s’il est réel ou imaginé par lui. Car non seulement ce personnage est aussi peintre, mais il porte le même nom que lui. Une différence de taille les sépare néanmoins : Asle le narrateur a cessé de boire, tandis qu’Asle son double s’adonne à l’alcool de façon suicidaire. La privation lui est intolérable : « Si seulement Asle avait bu un petit quelque chose, le poids dans son corps aurait été moindre, la pierre dans son corps aurait été plus légère […] peut-être même qu’elle aurait laissé entrer un peu d’air et de lumière. » Asle le peintre narrateur part secourir l’autre Asle, son double naufragé, il l’emmène à l’hôpital et s’occupe de son chien. L’une des étrangetés de ce texte où les personnages portent des noms proches ou identiques, c’est qu’aucune confusion n’y règne. Asle le narrateur longe la mer en voiture. Il médite, plongé dans une attente indécise, inquiète, que ponctuent des réminiscences ou des scènes inspirées par des silhouettes surgies sur la route. Dans une phrase rythmée qui n’en finit jamais, une phrase-livre, le fil intérieur d’Asle se déroule vers son terme ou son origine. C’est ainsi que Jon Fosse définit sa « prose lente », scandée par des répétitions hypnotiques et de brusques épiphanies. Deux pôles aimantent ce long monologue intérieur : la peinture et la mystique chrétienne. En cette fin d’automne, proche de l’Avent, la période qui précède Noël pour les catholiques, Asle le narrateur se prépare à un obscur avènement. D’une part, il veut en revenir à une peinture originelle qui se compose de quelques traits entrecroisés et qui exige, pour advenir, que toutes les autres peintures soient « dé-peintes ». De l’autre, il s’approche d’une présence fuyante, divine peut-être, dont on ne sait s’il s’agit d’une hallucination ou d’une ultime réalité.
L’Autre nom. Septologie I-II
Livre
Julia Kristeva
Dostoïevski. Face à la mort ou le sexe hanté du langage
Publié le 25 octobre 2021
C’est un livre longuement porté sur « l’auteur de sa vie ». Adolescente, Julia Kristeva lisait Dostoïevski en cachette, dans le texte, sous le régime communiste en Bulgarie. À son arrivée en France, au milieu des années 1960, elle a relancé l’intérêt des intellectuels pour le romancier russe qu’on ne lisait plus guère. Après des années de psychanalyse et de réflexion sur la croyance religieuse, elle livre enfin sa grande synthèse sur l’auteur des Frères Karamazov, né il y a tout juste deux cents ans. Elle y met tout : la vie du romancier, qui affronte la mort lors d’un simulacre d’exécution – après avoir perdu un père assassiné par ses serfs et avant de découvrir le peuple russe au bagne –, sans oublier son addiction au jeu, ses problèmes d’argent, sa fascination pour le viol d’enfants, son épilepsie… Elle raconte Dostoïevski parfois à la première personne du singulier et assure que la lecture de ses romans, qui parlent d’une société sans père et sans surmoi, nerveuse, à la fois liberticide et ludique, nous invite à réfléchir à la nôtre, devenue celle de « l’internaute globalisé » qu’elle exècre. La vérité que nous livre Dostoïevski est d’abord, pour Kristeva, d’ordre psychanalytique. Avant Freud, l’écrivain articule la « traversée de la mort » et la « jouissance de l’écriture ». De ce « clivage » originel, le langage sort et disparaît à la fois. En créant des personnages paroxystiques et autodestructeurs comme le narrateur des Carnets du sous-sol, des assassins-théoriciens, des nihilistes ultra-violents, Dostoïevski veut « faire entendre à l’humanité qui a lâché la bride de ses pulsions et de ses langages » qu’elle doit désormais « faire fructifier les transgressions par l’abondance du dire ». Or qui plus que ses personnages parle, avec complaisance, de ses petits et grands fantasmes, de ses vilenies ? Kristeva voit bien que, pour exprimer ce double événement de « l’avènement » et de « l’éclipse » du sens – qui se manifeste, par exemple, dans la crise épileptique –, il faut inventer un langage neuf. Ce que fait un Dostoïevski, qui, selon Joyce, « a créé la prose moderne et lui a donné une intensité égale à celle d’aujourd’hui ». Cette intensité, Julia Kristeva la perçoit également dans la théologie sauvage que déploie le romancier. Chez Dostoïevski, le christianisme n’est pas une idée, ni même une conviction, mais un engagement total dans une écriture de l’incarnation, au sein de laquelle se mêlent l’esprit, le corps et le désir. En lisant ce livre passionnant, on se dit que Dostoïevski est moins un écrivain célèbre qu’une maladie contagieuse : la jouissance frénétique et ambivalente qu’il exprime dans ses romans contamine ceux qui s’y plongent. C’est peu de dire que Julia Kristeva porte, elle aussi, cette brûlante maladie.
Dostoïevski. Face à la mort ou le sexe hanté du langage
Livre
Jacques Derrida
Hospitalité. Volume I. Séminaire (1995-1996)
Publié le 25 octobre 2021
Chaque parution des Séminaires de Derrida est un fascinant voyage. Nous le suivons dans les méandres de sa pensée, parfois tortueuse mais d’une richesse jamais démentie et qui donne inlassablement à penser. Dans ce volume qui retranscrit des séances tenues à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris entre 1995 et 1996, il aborde le thème de « l’hospitalité » en nous invitant d’emblée dans ce qu’il nomme son « chez [lui] », soit « [sa] langue, le français ». Il questionne donc la proximité entre les mots « hôte » et « otage », ainsi que le « renversement final des rôles de l’hôte et de l’hôte, de l’hôte invitant comme host (maître chez soi) et de l’hôte invité comme guest, de l’invitant et de l’invité, du devenir-invité, si vous voulez, de l’invitant. L’invitant devient comme l’otage de l’invité, de son hôte, l’otage de celui qu’il reçoit ». Soulignant l’inquiétante ambivalence des termes « invité » et « visiteur » qui associent l’hospitalité à une forme d’inspection, il reconnaît trouver « l’analogie troublante, dans l’origine commune, entre l’hostis comme hôte et l’hostis comme ennemi, entre l’hospitalité et l’hostilité ». Des thèmes du devoir et des lois de l’hospitalité jusqu’à la possibilité d’une hospitalité absolue et inconditionnelle, de Kant à Levinas, en passant par Heidegger et Arendt, mais aussi Hamlet et Dom Juan, il rebondit sur l’actualité à propos de l’opportunité d’instaurer un « délit d’hospitalité » dans la législation française. La pensée de Derrida virevolte pour cerner au plus près un questionnement qui recoupe certains de ses thèmes favoris : ceux de l’amitié et du don, du seuil et de la frontière, de la différence entre l’autre et l’étranger.
Hospitalité. Volume I. Séminaire (1995-1996)
Livre
Yves Cusset
Les Mortels et les Mourants
Publié le 25 octobre 2021
Définie par le Code de la santé publique, la « fin de vie » désigne cette période que traverse une personne en phase avancée ou terminale d’une affection incurable. La durée n’est pas précisée. La fin de la fin de vie non plus, bien que ce soit probablement la mort. Si la fin de vie devient « une période de la vie à part entière »… mais « consacrée à sa propre fin », qu’est-ce que cela change à notre rapport à la mort ? Sur ce sujet, l’humoriste Yves Cusset assume en lui le philosophe certifié par l’académie qui trouve urgent de « philosopher encore un peu sur la mort », « la mort propre, à la petite semaine, individuelle, inéluctable, sans remède, tragique et désespérément triomphante ». Son essai est sans doute ce qu’on a lu de plus profond sur la fin de vie. Tout en étant plein de gratitude pour les soignants, il sort les soins palliatifs de la seule éthique de la sollicitude dans laquelle ils sont souvent enfermés. C’est la force première du livre. La seconde est de se pencher en philosophe sur les mourants plutôt que sur les mortels. Car s’il y a une expérience spécifique dans la fin de vie, dont les récits qu’ont laissés les malades condamnés témoignent (Hervé Guibert, Ruwen Ogien, Anne Bert, Fritz Zorn…), ce n’est pas une pensée de la finitude, de « l’être-pour-la-mort » de Heidegger ou, au contraire, de « la mort n’est rien » d’Épicure. C’est, très concrètement, la confrontation impossible avec sa propre fin. « Qu’est-ce donc que la peur de la mort ? » se demande Cusset. Face à sa mort imminente, « on a peur, c’est tout », et « cette peur-là, c’est la mort ». C’est aussi contre la tendance normative de « la mort apaisée » qu’écrit le philosophe. Il la trouve dans certaines théories psychologisantes de l’acceptation de la mort, dans « la virilité du savoir mourir » affirmée par le récit de la mort de Socrate dans le Phédon de Platon. « Prenons soin de laisser chacun à sa mort, conclut Yves Cusset. Je me suis contenté d’ajouter au droit à une mort apaisée celui de finir sa vie en état de guerre totale. »
Les Mortels et les Mourants
Livre
Barbara Stiegler
Nietzsche et la Vie
Publié le 25 octobre 2021
Preuve que l’héritage de Friedrich Nietzsche n’en finit pas de déchirer ses lecteurs : la parution simultanée de deux essais qui s’aventurent dans des directions radicalement opposées. Tout d’abord, Barbara Stiegler s’intéresse au tournant pris par Nietzsche avant la folie et à son étude tardive d’ouvrages de biologie et de sciences de la vie. Selon elle, le philosophe entendait faire du corps vivant le socle de sa pensée. La vie repose sur deux activités essentielles : l’évolution et la nutrition, soit l’acte de se nourrir, qu’il rebaptise « incorporation ». L’incorporation lui permet de penser la notion de métabolisme, c’est-à-dire l’ensemble des échanges entre un organisme et son milieu, ainsi que la mémoire, conçue comme faculté d’ingérer quelque chose d’autre en soi et d’en garder une trace. D’après lui, le vivant se trouve pris dans un flux permanent, accéléré par la révolution industrielle – « Tout est flux », remarque Nietzsche. Barbara Stiegler oppose ce flux nietzschéen à l’adaptation. Pour elle, s’adapter revient à se conformer à des contraintes extérieures, à « refuser de se transformer réellement soi-même et de transformer le monde autour de soi ». La philosophe fait donc de Nietzsche le penseur critique d’un certain type d’adaptation ou de flexibilité, ces dispositions que réclame justement le néolibéralisme naissant à la fin du XIXe siècle. De son côté, Jacques Bouveresse emprunte un chemin complètement différent dans un livre achevé juste avant sa mort, en mai 2021. Il dresse le portrait d’un Nietzsche défenseur de l’ordre établi et d’une société de classes qui nécessite l’asservissement du peuple et de la classe ouvrière pour que l’élite se dégage de toute contrainte matérielle. Il fait donc ici la peau aux lectures de Foucault, de Deleuze et, plus généralement, au nietzschéisme « de gauche ». Comment expliquer un tel écart entre ces deux ouvrages ? C’est que les deux auteurs ne puisent pas aux mêmes sources, la première s’appuyant sur des notes et fragments posthumes non mis en forme, le second sur l’œuvre éditée du vivant de Nietzsche. Mais, au-delà d’une querelle d’interprétation, se pose la question de ce qu’est lire aujourd’hui une pensée aussi polymorphe et contradictoire que celle de Nietzsche : penser à partir de, quitte à éluder certains aspects, comme le fait Stiegler ? Ou tenter de revenir à une forme de fidélité au texte, comme le propose Bouveresse ? S’il faut trancher, on est tenté de répondre que la proposition de Barbara Stiegler semble plus féconde pour notre temps.
Nietzsche et la Vie
Livre
Jacques Bouveresse
Les Foudres de Nietzsche
Publié le 25 octobre 2021
Preuve que l’héritage de Friedrich Nietzsche n’en finit pas de déchirer ses lecteurs : la parution simultanée de deux essais qui s’aventurent dans des directions radicalement opposées. Tout d’abord, Barbara Stiegler s’intéresse au tournant pris par Nietzsche avant la folie et à son étude tardive d’ouvrages de biologie et de sciences de la vie. Selon elle, le philosophe entendait faire du corps vivant le socle de sa pensée. La vie repose sur deux activités essentielles : l’évolution et la nutrition, soit l’acte de se nourrir, qu’il rebaptise « incorporation ». L’incorporation lui permet de penser la notion de métabolisme, c’est-à-dire l’ensemble des échanges entre un organisme et son milieu, ainsi que la mémoire, conçue comme faculté d’ingérer quelque chose d’autre en soi et d’en garder une trace. D’après lui, le vivant se trouve pris dans un flux permanent, accéléré par la révolution industrielle – « Tout est flux », remarque Nietzsche. Barbara Stiegler oppose ce flux nietzschéen à l’adaptation. Pour elle, s’adapter revient à se conformer à des contraintes extérieures, à « refuser de se transformer réellement soi-même et de transformer le monde autour de soi ». La philosophe fait donc de Nietzsche le penseur critique d’un certain type d’adaptation ou de flexibilité, ces dispositions que réclame justement le néolibéralisme naissant à la fin du XIXe siècle. De son côté, Jacques Bouveresse emprunte un chemin complètement différent dans un livre achevé juste avant sa mort, en mai 2021. Il dresse le portrait d’un Nietzsche défenseur de l’ordre établi et d’une société de classes qui nécessite l’asservissement du peuple et de la classe ouvrière pour que l’élite se dégage de toute contrainte matérielle. Il fait donc ici la peau aux lectures de Foucault, de Deleuze et, plus généralement, au nietzschéisme « de gauche ». Comment expliquer un tel écart entre ces deux ouvrages ? C’est que les deux auteurs ne puisent pas aux mêmes sources, la première s’appuyant sur des notes et fragments posthumes non mis en forme, le second sur l’œuvre éditée du vivant de Nietzsche. Mais, au-delà d’une querelle d’interprétation, se pose la question de ce qu’est lire aujourd’hui une pensée aussi polymorphe et contradictoire que celle de Nietzsche : penser à partir de, quitte à éluder certains aspects, comme le fait Stiegler ? Ou tenter de revenir à une forme de fidélité au texte, comme le propose Bouveresse ? S’il faut trancher, on est tenté de répondre que la proposition de Barbara Stiegler semble plus féconde pour notre temps.
Les Foudres de Nietzsche
Livre
Judith Butler
La Force de la non-violence
Publié le 25 octobre 2021
Un exemple parmi tant d’autres exposés ici par Judith Butler : que fallait-il faire après l’assassinat de George Floyd en 2020 ? Opposer à la violence systémique une contre-violence, comme y invitaient certains ? Être ou ne pas être violent en retour d’une oppression, telle est la question… Prenant à contre-pied son propre camp, la philosophe, référence des mouvements de défense des minorités, prône une autre voie. Ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de défendre une forme de passivité ou de pacifisme mou. Au contraire, à la manière de Gandhi, dont le concept de « non-violence » (satyagraha) devrait être plutôt traduit par « force d’âme », elle plaide pour la puissance de la non-violence. Et cela, ni au nom de son efficacité à faire triompher une lutte, ni au nom de la conscience morale individuelle. La non-violence est une « ruse » en cela qu’elle est le moyen d’une reconnaissance de la vulnérabilité humaine (elle prolonge ainsi les théories du care) et de la nécessité de réparer les liens sociaux entre les vivants. Selon Butler, « les “liens” indispensables à la vie sociale […] sont mis en péril par la violence ». Or « la non-violence est moins un échec de l’action qu’une affirmation physique des exigences de la vie […] par la parole, le geste et l’action, à travers des réseaux, des campements et des rassemblements qui tous essaient de redéfinir les êtres vivants comme dignes de valeur ». Dans cet essai stimulant et actuel (songeons aux migrants, aux féminicides ou à la violence policière), la philosophe invite à se méfier des critiques usées de la non-violence et appelle à refaire société autrement !
La Force de la non-violence
Livre
Tobie Nathan
Secrets de thérapeute
Publié le 25 octobre 2021
Avec son titre qui sonne comme une confession et sa première partie autobiographique, ce livre ressemble à un bilan de parcours pour Tobie Nathan. Il y raconte comment il s’est enthousiasmé pour l’ethnopsychiatrie au contact de son maître Georges Devereux (1908-1985), refusant qu’en thérapie, il puisse exister une « technique universelle s’appliquant à n’importe qui » et s’attachant au contraire à s’adapter à la culture et à la langue des patients. Les chapitres qui suivent montrent cette conviction à l’œuvre dans un petit tour du monde – avec un tropisme certain pour l’Afrique – de ses rencontres au plus près des « pratiques locales ». Entre chamanisme et vaudou, recours aux amulettes et appel aux ancêtres, Tobie Nathan se fait conteur de rituels et de guérisons étonnantes. Mais, au fil de ces histoires qui se lisent comme des petits romans, c’est aussi autre chose qui se joue : ce Nathan-là est aussi le sage espiègle que connaissent bien les lecteurs de sa chronique dans Philosophie magazine et qui nous pousse à voir notre modernité occidentale avec des yeux neufs. Nos smartphones ? Ils ne sont qu’une autre manière d’être appelés par l’invisible et de lui parler sans passer pour un fou. Après tout, explique-t-il, « si le monde moderne s’est moqué des fétiches, c’était peut-être pour ne pas voir sa propre dépendance vis-à-vis des objets techniques », tandis qu’inversement, « le noyau de l’amulette, comme le vaccin, est constitué d’un fragment de mal ». Et si c’était de nos propres préjugés que le thérapeute cherchait à nous guérir ?
Secrets de thérapeute
Livre
Emanuele Coccia
Philosophie de la maison
Publié le 25 octobre 2021
« De la maison […] la philosophie a toujours fait peu de cas » : dès l’origine, elle s’est pensée par rapport à la cité et a fait de la ville le seul « théâtre » digne d’intérêt. C’est sur ce constat critique que s’ouvre le nouvel ouvrage d’Emanuele Coccia. L’espace domestique est devenu un « reste » obscur : « Écoles, cinémas, restaurants, bars, musées, discothèques, commerces, parcs, rues […] : c’était en dehors de la maison que le monde se faisait réellement expérience. » Le bonheur « a prétendu devenir un fait politique, une réalité purement urbaine. » En réalité, dans ce glissement, nous avons perdu le sens même du bonheur. Nous avons besoin de maison pour être heureux, car habiter signifie la capacité de « tisser des relations intenses avec certaines choses et certaines personnes, […] d’accueillir, dans une forme d’intimité, la portion du monde », sans laquelle nous ne pouvons nous épanouir. Le culte de la ville nous a condamnés à oublier ce bonheur enraciné. Fort heureusement, cependant, les demeures « publiquement anonymes » n’ont jamais disparu. Elles n’ont cessé de soutenir dans les ténèbres la vie urbaine qui, sans elles, serait invivable. Et font aujourd’hui leur grand retour. Avec la généralisation des nouvelles technologies, notamment, « c’est dans la maison que l’excitation des sens semble devoir avoir lieu », désormais. Mais ce retour du domestique est en même temps un mouvement d’expansion – c’est toute la richesse de l’approche de Coccia. Là où la ville se pense comme une ouverture sans enveloppe, notre vie numérique est enchâssée dans une coquille tellurique : « C’est dans des objets faits de pierres et de minéraux – les ordinateurs – que nous enregistrons tous nos souvenirs et nos pensées. […] La planète nous a envahis. » Se dessinent alors les contours d’une nouvelle maison, qui n’est pas seulement la nôtre mais la Terre elle-même.
Philosophie de la maison
LES ARTS
Article 2 min
“The French Dispatch” : Franchouille Art
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Le nouveau film de Wes Anderson nous fait redécouvrir la France, entre clichés assumés (et souvent révélateurs) et empire des signes. Iconique à l’image des Mythologies de Roland Barthes.
“The French Dispatch” : Franchouille Art
Article 2 min
“Entre chien et loup” : à servir sur un plateau
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
En adaptant pour la scène le Dogville de Lars von Trier, la metteuse en scène Christiane Jahaty interroge nos déterminismes et le mal qui peut jaillir de nos meilleures intentions.
“Entre chien et loup” : à servir sur un plateau
Article 2 min
Botticelli & Cie
Cédric Enjalbert 28 octobre 2021
Le maître de la Renaissance s'expose au musée Jacquemart-André à Paris. L'occasion de battre en brèche le cliché de l'artiste solitaire et d'esquisser un portrait de Botticelli en peintre inspiré par la pensée néoplatonicienne.
Botticelli & Cie
OH ! LA BELLE VIE
Article 2 min
Conseil n° 13. Embarrassons-nous du choix
François Morel 28 octobre 2021
Bien évidemment, je suis d’accord avec vous, ça fait tout de même beaucoup : des écolos, des fachos, des socialos, un coco, un trotro, des rigolos… Sans compter les répus, les farfelus, les européens convaincus (ceux-là, pas spécialement en nombre). Enfin, quand même, ça f..
Conseil n° 13. Embarrassons-nous du choix
JEU
Article 1 min
Philocroisés #74
Gaëtan Goron 28 octobre 2021
Horizontalement I. Le feu qui ronge les Coréens victimes d’injustice. II. Pour- et en- précèdent ce mot chez Sartre ou Hegel. Un peu d’argent. III. Coup avant coups. IV. Central à New York. Introduction chez Platon. V. Rouge et vert chez Rimbaud. Clôture d’..
Philocroisés #74
QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Article 2 min
Ugo Bienvenu. Robot pour être vrai
Noël Foiry 28 octobre 2021
Tenter de dessiner le monde qui vient, beaucoup de penseurs s’y sont cassé les dents. Mais, de livre en livre, cet auteur de bande dessinée – qui a également cofondé les éditions Réalistes
(Philomag) |
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